The Kfarsghab Laban's Homepage Youakim Moubarac - Introduction de la Pentalogie Antiochienne The Kfarsghab Laban's Homepage
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Vous trouverez ci-après l'introduction de l'une des plus importantes oeuvres de Youakim Moubarac, Pentalogie Antiochienne / Domaine Maronite publiée en 1984 par les Editions du Cenacle Libanais - Beyrouth - Liban. Cette introduction résume bien la pensée et le combat de Moubarac pour l'unité de l'Eglise, pour un Liban pluraliste et souverain et pour le nécessaire dialogue islamo-chrétien.

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Introduction de la Pentalogie Antiochienne / Domaine Maronite 

Youakim Moubarac

L'histoire maronite est tissée de questions. Aucune d'elles n'est ici résolue. Mais certaines y sont posées.

Les questions qui sont posées dans ce Recueil et qui touchent à l'histoire maronite, le sont grâce à des documents d'époque. Ce ne sont pas, à de rares exceptions près, des monuments de science. Mais ce sont, dans l'ensemble, des œuvres de conscience.

Les questions que se pose la science historique au sujet des Maronites seront traitées dans un supplément bibliographique à venir, à la mesure du Recueil présenté aujourd'hui. Dans une section intitulée "Recherches actuelles", on abordera, si Dieu le veut, les contemporains, systématiquement ignorés dans le présent ensemble de textes anciens, en principe antérieurs à la première guerre mondiale. On essaiera alors d'élucider les problèmes qu'ils soulèvent en matière d'histoire, comme en matière de droit, de liturgie ou de musicologie.

Ce supplément bibliographique devra d'ailleurs combler un des grands vides qui dépare ce Recueil malgré ses dimensions relativement importantes. Il aura à faire connaître les hommes et les femmes maronites qui ont fait œuvre d'auteurs depuis le Haut Moyen Age. A de notables exceptions près, ils sont ici ignorés au bénéfice de ceux qui ont fait l'Eglise et le peuple maronites autrement que par écrit.

Ce même supplément devra être doublé d'un volume d'addenda et de corrigenda. Pour les addenda, l'auteur a déjà l'embarras du choix. Mais quand il aura recueilli de ses lecteurs et correspondants de bonne volonté toutes les remarques critiques qu'il en espère, il retiendra ce qui lui paraîtra devoir être retenu et, si Dieu lui prête vie, il fera les mises au point nécessaires (1). Que ces collaborateurs très attendus de la Pentalogie antiochienne / domaine maronite dans ses compléments à venir, soient remerciés par avance. Les uns et les autres auront compris dès le point de départ le propos de ce Recueil conçu par son auteur dans la liberté qui sied à toute œuvre qui n'est pas de commande, mais le fruit d'une initiative et de recherches personnelles. Aussi accepteront-ils qu'il n'ait pas attendu, pour en mettre le résultat entre leurs mains, qu'il ait satisfait aux requêtes des uns et répondu aux objections des autres, que pourtant il n'ignore pas. 

Ce Recueil se défend d'être une Encyclopédie. Il se présente comme une anthologie aux pièces librement choisies en cinq volets, d'où son titre de Pentalogie*. Il fait suite à un autre recueil de même profil, la Pentalogie islamo-chrétienne et se propose de contribuer, en un temps où elles sont rudement mises à l'épreuve, à fonder la conscience que les Maronites se sont faite d'eux-mêmes et à raffermir la vocation qu'ils se sont reconnue dans l'Eglise et dans le monde, à partir des Temps modernes. C'est alors, en effet, que les Maronites se sont préoccupés de ressusciter, de réunir et d'expliciter leur héritage depuis les origines, à la lumière des méthodes et à l'aide des instruments qu'ils avaient acquis en Europe.

Je fais partie de la dernière génération de Maronites qui a acquis sa formation de base en Orient, mais l'a achevée en Europe et s'y est établie. J'ai essayé de rendre un écho aussi fidèle que possible, non à la science, mais à la conscience que mes prédécesseurs se sont faite entre Rome et Paris, sur trois points de la plus haute importance. Ils ne l'ont pas fait, quoi qu'on en ait dit, au service de la Papauté ou de la France, pas plus que de la science. Mais avec l'aide des catholiques les plus éclairés de France et d'Europe, ces Maronites lettrés se sont appliqués avec un entêtement qui les a souvent rendus insupportables, sauf pour ceux qui en avaient compris l'enjeu considérable, aux trois desseins suivants:

1. défendre l'intégrité, la catholicité et l'unité de l'Eglise de Dieu qui est à Antioche et dans tout l'Orient;
2. Promouvoir la liberté des peuples de l'Orient, en lui donnant au Liban un réduit inexpugnable;
3. illustrer, contre toute appréhension partisane, idéologique ou linguistique, l'héritage commun de la civilisation qui a fleuri autour du bassin méditerranéen. 

Tel est donc le triple propos, œcuménique, politique et culturel, de la Pentalogie antiochienne / domaine maronite, correspondant au triple propos de l'intelligentsia maronite depuis le XVe siècle. Je vais l'expliciter davantage dans la suite de cette introduction. Le lecteur voudra bien agréer entre-temps les motivations particulières de ce Recueil dans le temps du malheur que nous vivons (2).

Motivations Particulières


C'est auprès de mes neveux et nièces de la Diaspora libanaise que l'idée de cette nouvelle Pentalogie m'est venue. Même ceux d'entre ces jeunes qui étaient nés au Liban devenaient en Amérique et en Australie des étrangers pour leur oncle, comme pour leur grand-mère. Je n'ai pas voulu contrarier leur évolution naturelle, ni les empêcher de devenir ce qu'ils doivent être, là où ils sont désormais établis, avec ou sans espoir de retour, c'est-à-dire des citoyens à part entière et des chrétiens pleinement engagés dans l'Eglise de leur pays d'adoption, et non pas des Libanais d'emprunt ou des Maronites au rabais. Dans le sens d'une évolution naturelle et nécessaire, parce qu'opposée à la double allégeance de type sioniste, j'ai pensé pouvoir aider les miens à se qualifier pour un meilleur service des patries et des Eglises qui sont désormais les leurs. J'ai pensé, en leur offrant une expression de leur héritage susceptible d'être assimilée par ceux qui ont acquis une formation universitaire, que cet héritage politique, culturel et ecclésial de leurs ancêtres, pouvait, s'ils le désirent, valoriser leur participation au devenir politique, culturel et ecclésial qui est maintenant le leur. Aussi allait-il de soi que cette participation pourrait prétendre à un double résultat et que loin d'aliéner les intéressés par rapport à leurs origines ou de les établir dans l'inconfort de la double allégeance, elle était à même d'établir entre leurs origines et leur avenir une communication de métissage créateur.

Tel était mon propos, quand la guerre du Liban a pris les dimensions de la catastrophe que l'on sait et que j'ai vu dans les médias, la participation des Maronites à cette guerre faire rejaillir sur notre histoire les vues les plus fantaisistes, quand elles n'étaient pas manifestement inspirées par le mépris et la calomnie. C'est alors qu'un nouveau propos de la Pentalogie a doublé le précédent et l'a en quelque sorte distancé. Faut-il le regretter? Je ne peux qu'enregistrer le fait et avouer que l'élaboration de mon Recueil en vue de la Diaspora a pris alors un tour plus précis en fonction de la guerre. Il fallait ne pas répondre aux calomniateurs, mais manifester la tradition de la résistance dans la solidarité. Il fallait, face aux propositions réductrices et nivelantes d'entente à bon marché, revendiquer la rencontre valorisante et l'union personnaliste des "droits à la différence". Il fallait, par-dessus tout, manifester que la recherche passionnée de l'identité maronite n'avait jamais abouti que dans la rencontre et la reconnaissance de l'autre, et que le jour où les Maronites perdraient leur rôle de médiation entre les religions, les civilisations et les peuples, ils perdraient, avec le meilleur de leur héritage, leur raison d'être.

De cet héritage donc, certaines expressions sont ici réunies dans une grande diversité et je ne pense pas l'avoir soumis à une idée préconçue, en le proposant dans une lecture à trois registres, comme cela va être encore précisé. Il se trouve seulement que la guerre a urgé le dessein personnel que j'avais conçu et que cette œuvre du temps de guerre m'a amené à envisager le temps maronite avec l'acuité qui sied non aux monuments de science, mais aux œuvres de combat. Aussi aurai-je à dire en quoi cette situation a marqué la rédaction et l'édition de l'œuvre. Voici comment elle en a marqué le contenu. 


TROIS REGISTRES DE L'HISTOIRE MARONITE


La présentation d'ensemble que je propose au lecteur n'est pas un résumé de ce Recueil, ni une clef qui en ouvre toutes les portes. C'est plutôt un éclairage qui reflète la lecture que j'en fais moi-même et les intentions que j'y reconnais en profondeur, après coup, mes desseins personnels se confondant avec le projet maronite qui court sur des siècles. 

1. On reproche généralement aux Maronites d'avoir servi "le retour des chrétiens d'Orient à l'unité romaine", en contribuant à la création d'Eglises uniates. Et de fait, il y a encore des Maronites de la génération de mes maîtres, voire de la mienne, à se prévaloir de ce rôle, non sans revendiquer toujours leur "perpétuelle orthodoxie" et un attachement sans faille au Siège de Pierre, au premier comme au deuxième millénaire.

Je ne ferai pas à mes amis œcuménistes l'injure de considérer que tel est le filon principal de ce Recueil dans son propos œcuménique. Mais je ne leur épargnerai pas la peine, à eux comme à moi-même, de suivre ce cheminement typiquement maronite et, comme on ne refait pas l'histoire avec des idées, fussent-elles très généreuses, mais qu'on la reçoit telle que les hommes l'ont faite, de considérer ce cheminement tel qu'il fut, d'essayer de le comprendre et, en fin de compte, de lui faire porter ses fruits.

Certes, cet "œcuménisme" de mes pères n'a rien de commun avec l'œcuménisme d'aujourd'hui. C'est néanmoins avec cet œcuménisme-là que l'Orient syrien a secoué sa léthargie ottomane et que, bon gré mal gré, le problème de l'unité chrétienne d'Antioche n'est plus une question à régler entre Latins et Grecs, mais entre Antiochiens, c'est-à-dire principalement entre Melkites Orthodoxes et Maronites. Les uns se sont partiellement latinisés et les autres complètement byzantinisés. Mais ni les uns ni les autres n'ont perdu leur identité commune dans l'Orient syrien et moins encore leur commun devenir. Ils ne vont pas se retrouver "œcuméniquement" en réconciliant deux Eglises impériales, fussent-elles reconnues comme sœurs, mais en étant ensemble, au milieu de l'Eglise une, exigence et prémices de l'unité.

Ai-je besoin de dire que cet œcuménisme que je dis "antiochien" ou "d'Orient syrien" et par lequel j'entends converger avec l'Eglise des Arabes du P. Jean Corbon et me solidariser avec la proposition de "concile antiochien" du Patriarche Ignace IV Hazim, n'est pas plus en accord avec l'œcuménisme en cours qu'avec celui des Maronites traditionnels? Aussi ne vais-je pas le développer davantage pour ne pas sortir du sujet tel qu'il se propose dans les textes du présent Recueil. Mais il aura bien fallu le dire, pour montrer que le projet d'union des Eglises que les Maronites ont servi depuis la Contre-Réforme et dans sa ligne, s'il est bien passé de mode, n'a pas fini de contester l'œcuménisme qui prévaut à l'heure actuelle. 

Je rappelle à cet égard que la Pentalogie antiochienne / domaine maronite ne fait que reprendre et développer une œuvre conçue et réalisée dans le cadre de Vatican II sous le titre d'Antiochena. Cette Pentalogie pourrait être considérée comme une sorte d'Antiochena Bis, i.e. une défense de la rencontre et de l'unité des Eglises dans l'Eglise, différente d'un autre projet de réconciliation entre Eglises. Cet autre projet préconise notamment de réconcilier l'Eglise d'Orient et l'Eglise d'Occident, l'Orient se prévalant de privilèges inaliénables face à l'Eglise de Rome et les Uniates n'ayant qu'à rentrer dans les rangs de l'Orthodoxie.

Pour n'avoir guère servi un tel projet, celui des Maronites d'antan n'en a pas moins le mérite de manifester un certain anachronisme des œcuménistes réconciliateurs d'aujourd'hui, lesquels retournent en somme aux plus beaux jours de Lyon et de Florence, avec la différence que cette fois-ci, c'est le Siège de Rome qui fait toutes les concessions. 

Dieu merci, les Antiochiens ont mieux à faire et entre-temps, à offrir. Indépendamment de tout débat, le présent Recueil verse, non dans la controverse entre Eglises, mais dans le sein de l'Eglise, une partie de son trésor le plus précieux, sa prière canoniale et eucharistique. Les tomes III et IV de cette Pentalogie lui sont entièrement consacrés. Et ils le sont comme une mise en commun de notre vie dans l'Esprit. Le propos proprement œcuménique de ce Recueil est ainsi d'acheminer dans sa simplicité et sa ferveur premières, indépendante des Latins et des Byzantins, et offerte dans la confiance à tout croyant, la prière d'Antioche du premier millénaire. Faite de doxologies et de trisagions, de sédré, de mazmours et de bo'outs, cette prière qui culmine dans les anaphores eucharistiques, représente encore l'expression unanime de notre foi et de notre culte, quand, nonobstant hérésies et schismes, Antioche était une, avec toute l'Eglise.

2. On a également reproché aux Maronites d'avoir servi depuis le temps des Croisades et surtout, depuis le XVIe siècle, le projet d'interventionnisme européen, surtout français, en Orient, et d'y avoir aménagé une sorte de tête de pont qui a permis à certains de parler au xixe siècle de "France maronite".

Beaucoup de pages de la Pentalogie sont consacrés à ce sujet. Je peux d'ailleurs conseiller au lecteur qui aborde les Maronites pour la première fois de commencer par ce que les Français en ont dit. Je signale en particulier, au tome 1er, section 2, le traité de Jean de Roque, au temps de Louis XIV, puis dans l'anthologie réunie dans la section 7 du même tome, ce qu'écrivent Lamartine et Poujoulat après 1860, et Barrès avant et après la première guerre mondiale.

Mais pour le propos précis des relations entre les Maronites et la France, je renvoie plus particulièrement au rapport adressé à Louis XIII par l'ambassadeur Savary de Brèves. On y verra que la politique de la France en Orient qui est exposée dans ce rapport avec une hauteur et une franchise exemplaires, est une politique musulmane et que les chrétiens d'Orient, et en premier lieu les Maronites, sont subordonnés à cette politique. Il ne s'agit pas d'une politique française des chrétiens d'Orient qui détermine les relations de la France avec la Sublime Porte. C'est exactement l'inverse.

C'est précisément avec une telle politique que les Maronites ont fait leur œuvre et, nonobstant les intentions des uns et les intérêts ou les trahisons des autres, c'est avec cette politique-là qu'ils ont fait aboutir et entériner au xxe siècle ce qui aurait pu être réalisé et consacré dès le temps d'Henri IV. Ce n'est cependant pas avec le roi de France et de Navarre que les Maronites travaillaient à l'époque, mais pour le compte de l'Emir Facardin, avec le Grand Duc de Toscane. Grâce au concours militaire, économique et culturel de l'Europe renaissante, l'Emirat dit "druze" devait alors avoir raison du pouvoir ottoman et établir, d'Antioche à Jérusalem, l'autonomie "libanaise".

On sait ce qu'il en est advenu et comment le projet a été noyé dans le sang de l'Emir et les eaux du Bosphore. Mais entre l'histoire et une légende plus parlante encore que l'histoire au cœur de ses promoteurs, cet épisode montre bien la constante du combat politique des Maronites. Tributaire obligé d'un partenaire non chrétien, il ne se lie à l'Europe que pour mieux asseoir en Orient une autonomie non pas maronite, mais nationale. C'est même le premier projet d'autonomie nationale en Orient des Temps Modernes. Il a fallu attendre deux siècles pour qu'après le coup de boutoir de Bonaparte, l'Egypte des khédives se réveille et secoue le joug à son tour. Mais dans l'un et l'autre cas, c'est bien le même combat et c'est lui qui a fini par triompher de l'empire ottoman: contre toute espèce de pouvoir de type califal ou sultanien, asseoir l'indépendance des Etats-nations dans un cadre libre d'unité et de solidarité arabe.

Avant de montrer, troisième volet du propos de cette Pentalogie, en quoi ce projet politique pour lequel les Maronites ont œuvré avant tous les autres, correspond à un projet culturel, et comment leur "libanisme" est la pierre angulaire de l'arabité, puis-je mentionner que le propos de ce Recueil a trouvé dans la guerre une intention précise? Dans l'antagonisme des Blocs qui a remplacé en Orient arabe le jeu des Puissances et de la Sublime Porte, ce Recueil en français s'inscrit dans le projet maronite comme instrument de continuité historique. Il le fait à l'encontre d'une volonté hégémonique manifeste, celle qui veut briser l'axe Beyrouth-Paris et satelliser le Liban dans l'orbite anglo-saxonne. 

D'une manière plus précise encore, ce Recueil entend manifester en quoi la tradition maronite, irréductiblement autonomiste, mais non moins persévérante dans son effort de solidarité obligée avec la population du Liban et les peuples de l'Orient, est à l'opposé du projet sioniste dans la forme exacerbée qu'il a prise depuis la proclamation de l'Etat d'Israël. Du même coup, ce projet rejoint les meilleurs des religieux, des intellectuels et des militants juifs qui jusqu'en 1948 et encore après, avec Martin Buber et le fondateur de l'Université Hébraïque, Judah Magnes, voulaient une coexistence active et mutuellement bénéfique entre juifs, chrétiens et musulmans en Palestine, à la manière de la convivialité islamo-chrétienne au Liban.

De ce fait, il n'y a aucune contradiction, mais continuité logique et promotion fervente du même projet, lorsque des Maronites prennent fait et cause pour la paix dans la justice faite aux Palestiniens dans leur patrie. Ce sont d'ailleurs les Maronites les plus célèbres qui ont pris en charge ce dossier, puisqu'ils vont de Négib Azoury qui fut le premier à poser le problème palestinien au cœur du "réveil de la nation arabe", à Soleiman Frangié qui est le seul des chefs d'Etat arabes à avoir porté la cause palestinienne à la tribune des Nations Unies. 

3. On peut estimer que l'entreprise politique des Maronites et leur dessein œcuménique n'ont que partiellement réussi. Non seulement l'unité chrétienne d'Antioche comme creuset nucléaire de l'unité universelle de l'Eglise n'est encore qu'un vœu, mais le projet des Etats-nations, pluralistes, démocratiques et conviviaux au sein de l'unité arabe, est de plus en plus bafoué au Liban, en Palestine et "du Golfe à l'Océan".

Il n'en est pas de même du projet culturel, troisième et principal volet de l'entreprise maronite entre l'Orient et l'Europe. J'estime que dans ce dessein, les Maronites ont pleinement réussi, au moins jusqu'aux derniers accidents de parcours, il est vrai, graves. On peut dire d'une certaine manière, que tout l'Orient est devenu culturellement maronite, dans la mesure où il a fini par adopter la position intellectuelle et vivante que les Maronites furent les premiers à prendre entre l'Orient et l'Europe. 

Nous commémorons cette année même le 4e centenaire de la fondation par Grégoire XIII du Collège maronite de Rome et j'ai pu suivre professionnellement l'élaboration en Sorbonne d'une thèse consacrée par le P. Nasser Gemayel à ce sujet. Le propos de ce Recueil - qui n'est pas consacré à un sujet, fût-il capital, mais à l'ensemble de l'itinéraire maronite - entend manifester la même chose que l'œuvre du P. Nasser, lequel a d'ailleurs étendu son investigation jusqu'à la fondation en 1789 du collège de "Ayn Warqa, exact correspondant au Liban de ce que fut le collège maronite à Rome.

Là aussi, nous avons été accusés de servir une entreprise de type colonial, encore plus dangereuse sur le plan culturel que sur le plan politique, du fait qu'elle aurait établi plus durablement notre dépendance économique par rapport à l'Occident industrialisé.

Je reconnais que là plus qu'ailleurs, des Maronites et des Orthodoxes qui professent le maronitisme politique avec zèle, donnent parfois dans le panneau, soit en préconisant le bilinguisme, national et institutionnel, soit en prônant une "langue libanaise". Mais le débat sur les langues ne vient qu'en tierce position dans l'entreprise culturelle des Maronites que j'estime exemplaire pour l'Orient, du fait que l'Orient l'a effectivement homologuée.

En premier lieu, il y a l'adoption des moyens de la recherche, scientifique et technique, élaborés en Europe occidentale, depuis le Quattrocento. Dans ce cadre, l'imprimerie est l'instrument technique privilégié pour la diffusion des données inventoriées par la recherche scientifique. 

En deuxième lieu, la recherche s'applique à inventorier le patrimoine historique, philosophique, scientifique et artistique de l'humanité. Le retour à l'Antiquité n'est qu'un aspect de cette opération-inventaire, mais il est essentiel dans la mesure où il protège toute reconnaissance d'identité contre un choix arbitraire dans le temps et lie toute reconnaissance nationale du même ordre, à la totalité de l'héritage. 

Jusqu'ici, il n'est pas question de langues, mais d'humanisme, et c'est bien cet humanisme de l'Europe renaissante, bien avant celui de l'Europe des Lumières, que les Maronites ont adopté et servi et qui est devenu le bien commun de tout l'Orient arabe.

En quoi toutefois l'humanisme des Maronites peut-il différer encore de cet humanisme de l'intelligentsia, sinon du commun des Arabes, et en quoi les langues ont une importance en la matière?

La différence me paraît s'établir sur deux points: 

a. Quand on prend globalement, non plus l'attitude humaniste, mais le contenu en quelque sorte matériel de l'héritage, on constate que les Maronites s'arabisent au moins depuis le xie siècle, puisque le premier monument de leur droit et de leur spiritualité, avec lequel le lecteur peut faire connaissance au fascicule 3 du tome 1er, n'existe plus qu'en arabe. C'est le Kitâb al-Huda ou Livre de la Direction. D'autre part, cette arabisation est quasi totale depuis le XVIIIe siècle. A cette date, en effet, les Maronites prennent à Alep cent ans d'avance sur la Renaissance syro-libanaise qui va trouver en Egypte son terrain d'élection et d'expansion. Mais d'un bout à l'autre du deuxième millénaire de notre ère, l'arabisation des Maronites n'a jamais eu raison du syriaque, non seulement dans la liturgie, mais encore comme arrière-plan et source profonde de culture.

Ce faisant, la tradition maronite ne se ménage pas un particularisme, si légitime que cela aurait pu être: elle présente une requête à laquelle tous les Arabes soucieux de la complétude de leur culture et de son rôle mondial devraient être sensibles. Une arabité digne de ce nom ne peut pas rester étrangère au syriaque comme langue sœur de l'Arabe dans un sémitisme commun. Elle peut l'être encore moins, compte tenu du privilège unique du syriaque sur toutes les langues sémitiques, celui de médiatiser les concepts, les catégories et la culture grecs. Le syriaque est donc au cœur de l'arabité, non seulement le rappel de ses communes origines sémitiques, mais le canal obligé de l'option libre faite par l'arabité à son âge d'or, quand l'arabité puisait à la source grecque.

b. En ce qui concerne les langues modernes, j'observe que les Maronites ne se sont mis pratiquement au français, ou en tout cas n'ont produit en français, que depuis le siècle dernier. Cependant, le jour où ils ont éprouvé le besoin de communiquer avec l'Europe, les Maronites ont éprouvé le besoin concurrent de lui apprendre les langues de l'Orient et pour cela, d'apprendre eux-mêmes les langues de l'Europe. C'est une exigence essentielle du dialogue, quand il veut pleinement respecter les lois de l'hospitalité. Elle l'est plus encore quand l'homme de dialogue ne veut pas rester un simple récepteur et en somme un consommateur, quand il ne veut pas jouer un rôle de mercenaire, mais qu'il revendique celui de partenaire. Certains coloniaux n'ont jamais pris soin, d'enseigner la langue de leur puissance aux peuples colonisés. Ils se sont contentés de leur parler un "basic", comme Charles-Quint disait qu'il parlait allemand à son cheval. Les Maronites qui n'ont jamais eu les complexes d'un peuple colonisé par l'Europe ne l'ont pas entendue de cette oreille. Ils rappellent donc aux Arabes ce que les Arabes avaient appris d'eux-mêmes quand ils étaient créateurs et non pas consommateurs. La maîtrise d'une langue étrangère, moyen salutaire d'une catharsis intellectuelle, est aussi l'instrument obligé de la création dans la modernité.

J'utilise ce mot de modernité pour la première fois dans cette introduction. Il pourrait désormais coiffer l'ensemble de mon propos comme auteur de la Pentalogie antiochienne / domaine maronite. Je renvoie d'ailleurs le lecteur à la fin du dernier tome où je n'hésite pas à caractériser notre Eglise elle-même comme étant "une Eglise de la modernité culturelle". 

Il n'en reste pas moins vrai que c'est d'abord et toujours, "une Eglise de l'ascèse et de la louange divine", comme cela est également illustré en son lieu et c'est ainsi qu'elle a formé "un peuple épris de liberté, quoique toujours en mal de convivialité" (cf. t. V, 3e Partie, Mémoire d'espoir). Alors quelle que soit la problématique où il se trouve engagé avec l'auteur de ce Recueil, veuille le lecteur entrer dans cet héritage d'un esprit libre et d'un cœur ouvert. Tout ce qui lui a été dit jusqu'ici et qui paraît très conflictuel ne l'a été que pour dégager le terrain et comme pour chasser les nuages. S'il préfère d'ailleurs l'image aux textes, qu'il le fasse et qu'il commence par les images.

Mais les images le ramèneront au texte et je ne doute pas qu'ici et là, il ne devienne, dans la familiarité de l'âme maronite, plus pacifique et plus humain. Pour gorgés d'épreuve qu'aient été les Maronites tout au long de leur histoire, avec tout ce que cela imprime sur un peuple de rudesse, de méfiance et de fierté blessée, la reconnaissance de leur héritage devrait donner à celui qui l'aborde cela même dont elle a surabondamment gratifié l'auteur de ce Recueil: une joie au-delà de toute rancune ou amertume, une confiance mesurée à la seule immensité des périls, et par-dessus tout, une incessante action de grâces. 

Je vais dire, au terme de cette introduction, avec qui et à l'exemple de qui, je vis cette attitude.


Evocation Finale


Je m'étais résolu pour cet excursus initial à ne citer aucun des vivants dont je suis tributaire, et à m'en tenir aux morts. Je pensais que cela me serait plus facile, en raison du grand nombre de correspondants encore en vie que je devrais remercier et du risque que je courais d'en oublier certains. On va voir que je me suis, en fin de compte, acquitté de ce devoir et que je suis loin de m'en trouver quitte, malgré l'ampleur du mémento qu'on peut lire plus loin. En revanche, je renonce à ouvrir cette fois-ci le registre du séjour d'où l'éternité projette ses rayons sur toutes les pages de ce Recueil. 

J'en veux pour simple exemple, celui de mon arrière-grand-père par ma mère. Dans l'un de mes premiers souvenirs d'enfance, je le vois encore enfourcher sa jument grise à 90 ans passés (3), pour aller participer à l'inauguration d'une statue à la mémoire de Youssef bey Karam. Il avait été en effet, l'un des hommes de combat du héros du Liban, mort exilé en 1889.

C'est dire que ce chapitre des morts est unique et qu'il englobe tous ceux qui entre la génération des miens qui ne sont plus et celle des premiers disciples de Maron, prêtre et moine du temps de Jean Chrysostome, forment une seule et même famille que je commémore. Le chapitre des morts n'est donc pas ouvert ici, parce qu'il embrasse la totalité de ce Recueil. 

Le lecteur ne manquera pas d'y voir émerger du milieu de la grande nuée de témoins qu'il évoque, ceux dont la stature m'a inspiré autant d'humilité que de ferveur admirative. Je compte ainsi les heures que j'ai passées à lire et à traduire le Patriarche Estéphane Douayhi comme l'une des grandes bénédictions de ma vie. Mais je ne faisais là, à l'orée du troisième âge, que revenir aux lectures de mes jeunes années dans les livres de mon père et de mes grands-pères, curés de paroisse. 

Dans ce retour passionné au sein de ma mère que représentent l'élaboration et la rédaction de la Pentalogie antiochienne / domaine maronite, je souhaite naturellement que le lecteur se porte vers les sommets où les plus nobles d'entre les gens de Beth Maroun se sont tenus à cause de l'âpreté du sort qui avait été leur partage. Mais dans ces conditions, les plus obscurs des témoins de la maronité que j'ai pris soin de découvrir sont à la même altitude, pierreuse et dénudée. Ils ne sont donc pas proposés à la curiosité du lecteur, mais, au mépris de tout sensationnel, à sa quête de sagesse.

De ce fait, son regard se portera à tous les tournants du chemin, vers celle que nous invoquons comme le Trône de la Sagesse et que tous les miens ont bénie de génération en génération, parce que Dieu avait daigné distinguer l'humilité de sa servante. Dans le combat multiséculaire qui fait de l'histoire du peuple maronite une suite ininterrompue d'avanies et de douleur, le lecteur trouvera un secret de joie et de fierté et il saura pourquoi la mère d'un crucifié est notre mère et notre souveraine. 

C'est à ses pieds que je dépose, avant que plus d'une étape de cet itinéraire ne m'en redonne l'occasion, l'humble hommage de ce Recueil. Je n'en attends en fin de course qu'un plus grand amour de son nom et nonobstant les tristesses du temps présent, quelque exaltation, aux limites de l'ivresse, en songeant à la gloire que pour son honneur, Dieu a jeté, tel un voile de splendeur, sur le Mont-Liban.

 

Note de l'auteur : · · Je tiens à signaler à ce propos la grande différence qu'il y a entre mon Recueil et les Documents diplomatiques et consulaires, relatifs au Liban, dont mon ami l'Ambbassadeur Ismail a entrepris la gigantesque et désormais indispensable publication. Si on a pu lui reprocher de ne pas donner l'intégralité des textes, ce qui reste à voir, je crois devoir échapper au reproche qui pourrait n'être fait à cause des suppressions que j'ai pratiquées dans certains textes. Elles sont toujours signalées par des points de suspension entre crochets. S'il y avait quoi que ce soit de gênant dans ces coupures, c'est tout le texte que j'aurai laissé de côté, puisque rien ne m'obligeait à le prendre. Il s'agit d'ailleurs dans un grand nombre de cas, de textes déjà publiés mais difficiles d'accès. Celui qui tient absolument à savoir ce que j'ai supprimé, n'a qu'à y aller voir, comme je l'ai fait. Quant aux manuscrits inédits que j'ai traduits, mes suppressions qui ne dépassent pas quelques lignes dans tout le Recueil, représentent des expressions et parfois des phrases qui ont résisté à mes investigations, mais qui, en toute hypothèse, ne touchent pas à la substance du texte. Dans le cas notamment de Hindiyé, du Patriarche Jean de Lehfed et de Kamal Joumblat, ce sont dans la plupart des cas, des redondances ou des pédantismes. Enfin, je dirai à la fin de cette introduction, pourquoi, à l'école de Léon Bloy et de Louis Massignon, je n'ai ni supprimé ni annoté des passages où les erreurs historiques sont apparemment évidentes.

Notes personnelles

(1) De grandes parties de ce travail complémentaire restent non publiées à aujourd'hui, 10 ans après la mort soudaine de notre auteur en 1995.

(2) Cet ouvrage fut achevé en 1984, au plus haut de la guerre civile libanaise.

(3) Lahoud Jabbour Samyia de Kfarsghab (1838 - 1933)



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